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— Tirid ! Mes vêtements, vite ! Quelle heure est-il ?
— La troisième heure[27] est passée au cadran du jardin, domna. Tu dormais si bien, j’ignorais s’il fallait te réveiller.
— Mon Dieu ! Dépêche-toi, mais dépêche-toi donc !
La servante aida Azilis à revêtir en hâte sa tenue de promenade.
— Sais-tu si mon cousin est déjà parti ?
— Je l’ai aperçu dans le jardin il y a deux heures. Je ne l’ai pas revu depuis.
Partagée entre la honte et le désir d’une dernière entrevue, Azilis sortit de sa chambre en courant. La villa était silencieuse. Dans le jardin, où deux esclaves désherbaient les massifs de roses, on n’entendait que le chant des oiseaux et le murmure de l’eau dans les bassins.
Elle passa près d’eux à toute vitesse, Ormé à ses côtés, et gagna les écuries. Kian brossait Luna. Elle avait oublié de rendre visite à l’esclave la veille au soir, et en éprouva de vagues remords. Luna poussa un hennissement de joie.
— Kian, as-tu vu mon cousin ce matin ?
— Non, domna.
— On devait lui donner des chevaux et un esclave pour son voyage. Est-ce fait ?
— Tous les chevaux sont à l’écurie.
Elle s’adossa au mur, soulagée.
— Je selle Luna et Lug, domna ?
— Pas ce matin. Il faut ôter ton pansement.
Il la suivit dans l’appentis où il logeait. Elle défit rapidement les bandages. La contusion avait presque entièrement disparu et Kian ne souffrait plus.
— Tu es guéri. Mais… Qu’est-ce que tu as là ?
Elle effleura de multiples et longues cicatrices qui striaient le dos du jeune homme. Kian s’écarta comme si elle l’avait brûlé.
— D’où viennent ces marques ? C’est incroyable, je ne les ai pas vues l’autre jour, chez Rhiannon. J’étais si concentrée sur ta blessure que je n’ai pas regardé ton dos.
Kian s’était empressé d’enfiler sa gonelle.
— On dirait des traces de coups de fouet. C’est ça, hein ? Tu as été fouetté. Pourquoi ?
Il secoua ses mèches brunes, buté. Elle insista :
— Qu’avais-tu fait ?
Il répondit sèchement :
— J’ai tenté de m’enfuir. On m’a rattrapé et j’ai reçu trente coups de fouet. J’ai eu de la chance, je me suis évanoui avant la fin.
Azilis se rappela avec gêne qu’elle l’avait menacé du fouet peu de temps auparavant. Comment avait-elle pu être aussi cruelle ? Trente coups… C’était considérable. De quoi tuer un homme.
— J’ai aussi eu la chance que ton père ait été là, ajouta Kian d’un ton plus doux. Il m’a acheté et fait soigner. Sans lui, je serais mort.
— Et moi, je serais morte si tu ne m’avais pas sauvée. Tu vois, tu dois la vie à mon père comme je te dois la vie. Je regrette qu’il n’en sache rien. Je lui en parlerai aujourd’hui. Tu mérites une récompense. Dis-moi ce qui te ferait plaisir.
Il garda le silence un moment, le visage énigmatique, puis murmura :
— Continuer à chevaucher avec toi.
Étonnée et émue, elle lui sourit. Il venait d’un esclave, mais c’était le plus beau compliment qu’elle ait jamais reçu.
* * *
Azilis se rendit dans la bibliothèque où elle espérait trouver Aneurin en compagnie d’Appius.
Son cousin lisait, assis à une table, seul. Elle fit halte dans l’embrasure de la porte, admirant la délicatesse de son profil penché sur un codex. Elle lutta contre sa fierté et déclara :
— Pardonne-moi mon intrusion cette nuit, Aneurin. Je ne voudrais pas que nous nous quittions fâchés.
Il leva vers elle un visage serein.
— Je ne suis pas en colère contre toi. Pardonne-moi, toi aussi, d’avoir été brutal.
Il parut hésiter puis ajouta :
— Je voudrais pouvoir t’emmener, Azilis. Seulement ce serait de la folie. Je n’ai pas le droit de te faire courir ces risques.
— Je comprends, murmura-t-elle. Mais imagines-tu la vie qui sera la mienne si on me contraint à épouser un homme que je déteste ?
Aneurin se leva en lui tournant le dos.
— Ton père a réussi un tour de force, lança-t-il sans répondre. Il vous a protégés du monde. Est-ce que tu t’en rends compte ? Bien sûr, il existe d’autres villae ! Mais il faut parcourir des milles et des milles pour en trouver d’aussi somptueuses.
Azilis aurait voulu persuader son cousin qu’elle échangerait volontiers ce luxe contre une simple hutte où vivre avec lui. Mais des cris et le bruit d’une course résonnèrent soudain dans le péristyle.
Ils sortirent précipitamment. Azilis entendait la voix de son frère, les lamentations aiguës d’une femme et une autre plainte sourde : celle de Gedemo. Avant même d’arriver devant eux, elle savait…
Le vieux secrétaire d’Appius était prostré aux pieds de Marcus. Près de lui, une esclave gémissait en se couvrant le visage de son voile. Azilis assimila chaque détail avec une précision absurde : les deux taches rouges sur les pommettes de son frère, le balai abandonné par la servante, une coupure sur le crâne rasé de Gedemo.
— Papa est mort, murmura Marcus. Gedemo vient de le trouver dans son lit.
Aneurin la prit par le coude. Avait-il peur qu’elle s’évanouît ? Elle était calme, elle ne ressentait rien. Pour l’instant.
— Allons voir, dit-elle.
Tous trois se dirigèrent vers la chambre d’Appius. Le temps de quelques battements de cœur, le temps d’imaginer les traits familiers et aimés déformés par un rictus d’agonie, et Azilis pénétrait dans la pièce.
Appius Sennius reposait sur le dos, les yeux fermés. On ne percevait aucune trace de souffrance sur son visage. Au contraire, un calme parfait. Azilis prit dans la sienne la main de son père. Elle était glacée.
— Ça y est, papa, tu es heureux, tu l’as retrouvée, dit-elle.
Elle était incapable de pleurer.